Naia, sur l’assise de ses sept ans, dans la voiture dans laquelle je la conduis à l’école, est silencieuse, comme absorbée en quelque pensée d’elle seule connue. Elle regarde fixement devant elle, quelque chose au niveau de ses pieds. Puis, sans défixer son visage :
« Papa. »
– Oui ?
– C’est quand même magique d’avoir un corps.
Je ne dis rien, elle a éveillé ma curiosité, et j’aimerais en savoir davantage. Je le sais, je la connais. Elle va nous emmener quelque part, mais où?
Elle, toujours absorbée. Intensément. Comme si elle regardait quelque chose pour la première fois.
Comme presque tous les matins parisiens, la circulation est pénible. La rue est ce long reptile déplaçant péniblement la masse informe de son corps de chair soumise, écaillée de métal et de plastique sur les goudrons éclatés de feux et luisants de néons.
Autour de nous, la multitude pressée des visages fermés et des corps obligés dévive les couleurs du monde, recouvrant le ciel déjà bas et lourd d’un voile de soumission grisâtre et désenchantée, palpable comme une désillusion d’enfant.
Des gris innombrables dans le bleu rare du jour.
De part en part, des pointes acérées d’agressivité écarlate et sanguine comme des récifs mouvants, percent au jour la couche résignée des vies coincées entre un ciel trop bas et un sol trop dur, entre un temps trop long et une vie trop courte : insultes, injures, accélérations brusques, disent l’impérieuse nécessité de se révolter devant l’insupportable de cette vie subie chaque jour, et depuis si longtemps.
Pour combien de temps encore ?
Dans cette ville immense châtrée, sale et triste, chaque être est une île pressée par le silence. Une brume d’absence qui passe. Une ride au front de l’insouciance.
Parfois, un sourire, un regard, une amabilité, une joie sans objet apparent, offrent l’antidote : une connivence, une connexion humaine, qui gifle en douceur les apparences d’une main tendre et crue, écharpant les nuages, trouant vers le ciel en corolle, renouant d’avec la lumière, perçant au jour la séculaire résignation.
À observer ma fille, indifférente à tous les rôles de cette comédie humaine enchâssée dans le béton, la pierre, le bruit et la mauvaise chimie des airs malmenés, je sens qu’elle aussi se fraye un chemin, mais intérieur celui-là. Un chemin qui la plonge très profondément au contact des sensations que son corps lui donne à vivre, dans cette lenteur minérale, quasi immobile, qu’ont certaines prises de conscience qui s’abstraient du temps. Celles sur lesquelles se fondent le vrai de soi.
– Papa… Je regarde mon pied et ma tête le fait bouger.
Répétant, émerveillée par ce possible incroyable qu’elle découvre autant qu’elle goûte et savoure :
« Papa, c’est magique d’avoir un corps.»
Le savais-tu ma fille? Dans cette vidéo, le maître Zen Thich Nath Hanh dis la nécessité première de prendre conscience de son corps pour parvenir à s’aimer soi-même. “Prendre conscience de son corps, c’est le commencement de l’amour”, dit-il.
Ce jour-là ma fille, mon grand petit maître de la vie, tu n’as pas dit autre chose que lui. Dans une ville peuplée d’absences qui s’ignorent, tu as été la voix de la pleine conscience, comme le sont souvent les enfants.
Ta phrase a brillé ce jour-là comme un petit joyau recelant un pouvoir infini.
Oui, c’est magique d’avoir un corps ma fille!
Un vrai miracle de la vie.
Inexprimable.