Umaniti

Dominique Radisson {Textes, poèmes & autres}

La vérité de Ken Baldwin

Golden Gate

Ce matin, la lecture du journal m’a été pénible. Massacres au Moyen-Orient, ultraviolence économique, atteintes environnementales, exploitation des enfants, cynisme et mensonge du jeu politique : l’humanité m’apparaît inexorablement prisonnière de luttes de pouvoir fratricides, réelles ou transposées dans les sphères économique, sociale, environnementale et politique. Encore cette impression que les choses tournent en rond et ne progressent pas, ou si peu, depuis si longtemps. Et que, comme une pelote de fils inextricablement emmêlés, la perspective de résolution d’un problème de société se complique, avant même tout action, de l’interdépendance avec tous les autres.

« Papa j’ai mal au monde » aurait lancé comme un appel l’enfant que j’ai été face à cette sensation physique d’oppression désagréable, de rétrécissement de mon « œuf de vie », cette enveloppe vitale dans laquelle je m’inscris. Elle s’accompagne d’une diminution de mon amplitude respiratoire et d’un mouvement en deux temps : ressenti d’agression puis sentiment de démoralisation aimantant des pensées défaitistes : « la paix dans le monde, c’est trop compliqué, à quoi bon, on n’y arrivera jamais »… Ainsi se dessine le profil de cet abattement : un découragement auquel vient s’agréger un sentiment d’impuissance. Me revient à l’esprit une scène du film L’âge des ténèbres, de Denys Arcand, dans laquelle le personnage principal croise, dans le sens inverse de la file, les personnes qui font la queue pour le service d’assistance sociale qu’il vient de quitter comme conseiller. Dans une lente déambulation quasi hypnotique, il s’adresse à eux, sans provoquer la moindre réaction en retour: “N’avez-vous pas compris ? Nous ne pouvons rien faire pour vous, rentrez chez vous, vos vies sont devenues trop compliquées”.

Pourtant, les enfants sains et les adultes sages nous enseignent qu’ils ne sont jamais atteints par ce qu’ils perçoivent du monde qui les entoure. Non qu’ils n’en soient possiblement pas affectés, mais parce que cela ne dure pas, ne les entame pas; et surtout, ne les empêche pas de continuer à déployer leur énergie de vie positive et créatrice. Et ce, parfois dans les circonstances les plus pénibles et difficiles, voire au cœur du paroxysme.

Il n’est pas dans la nature ni dans la destinée d’une vie humaine sainement et tendrement respectée, souhaitée, encouragée, soutenue, vécue et déployée que de connaître un tel ressenti de pesanteur inéluctable du monde.

Ce que nous enseignent les voies de compréhension de l’être humain comme la bio-énergie, c’est que l’effondrement énergétique de cette résignation pouvant aller jusqu’à l’extrême, n’est jamais la cause du problème, il en est la conséquence. Il trouve racine dans des besoins vitaux, élémentaires, essentiels non satisfaits et un désespoir extrême, au croisement des histoires personnelle, familiale, sociale et culturelle. Si aujourd’hui le monde pèse lourd sur moi, me suis-je dit, c’est le signe qu’il y a quelque chose dans ma vie qui ne va pas, un poids, et le monde n’a rien à voir avec ça. . Mais pour autant,  je ne me sens pas démuni face à ce constat. Quoi que je vive, il m’est possible de mettre en application la technique de la relation initiatique, qui peut se décliner ainsi dans le cas présent : le sentiment que le monde m’inspire est le reflet d’un sentiment que je porte en moi. Et j’ajouterais : et qui se manifeste pour que j’en prenne conscience.

Ou pour l’écrire autrement, je ne suis pas le récepteur de l’état du monde, j’en suis l’émetteur. Je veux changer les choses ? Le moins que je puisse faire pour le monde est de cesser de l’alourdir de mes propres pesanteurs, aller à la rencontre de ces parties de moi souffrantes, enfouies et agissantes, qui me font repasser cycliquement par les mêmes phases alternées de démission et d’enthousiasme, et dans lesquelles un effondrement est presque toujours inévitable. Et me revient cette magnifique phrase de Russell Delman : « We need people who stand up ». Il aurait pu compléter : “and breathe”, tant ce genre de sentiment s’accompagne, souvent à notre insu, d’une rétention de la respiration. Voila une autre invitation : celle de libérer, détendre ma respiration, pour donner à mon corps une autre information organique que celle qu’il a l’habitude d’emprunter dans un tel contexte.

Je passai en revue ce que je connaissais de mon histoire, susceptible de provoquer en moi ce fléchissement de forces vives (perte d’un être cher, sentiment de solitude ou de rejet, négligence de mes aspirations sacrées, douleur devant une atteinte irréversible portée sciemment à toute forme de vie, déni de moi par dévalorisation et manque de confiance, etc). Où en étais-je ce matin-là ? Puis, du monde extérieur j’étendis la question à « mon » monde intérieur : qu’est-ce qui me paraît insurmontable, foutu, irréparable dans ma relation aux autres, à mes proches? Où se logent les « à quoi bon, c’est trop compliqué, c’est foutu »? En quelles parties me serais-je résigné et aurais-je abdiqué toute volonté de changement? Sur quelles composantes de ma vie suis-je persuadé de n’avoir aucune prise ? Ai-je engagé le meilleur de moi-même pour changer ce qui est en mon pouvoir, ou l’accepter dans le cas contraire?

Ce moment de questionnement fut fructueux mais il ne suffit pas à produire en moi un changement d’état. C’est comme ça, parfois on ne réussit pas à faire évoluer l’état intérieur comme on le souhaite, quand on est “dedans” il est trop tard, dans l’absolu il aurait fallu agir avant… Je retournai à ma lecture en ouvrant un second journal. Et vous savez comment, parfois, la poésie de la vie aime nous faire un clin d’œil : mon regard fut immédiatement attiré par un article intitulé « un filet anti-suicide au Golden Gate Bridge ». Le Golden Gate : monument mythique et aussi premier lieu de suicide aux États-Unis : 1400 depuis son ouverture en 1937, 46 rien qu’en 2013, record battu, quasiment un par semaine. Des filets vont être désormais posés pour empêcher cela 1.

En bas d’article, le témoignage d’un rescapé de vingt-huit ans me sauta aux yeux. Comme les autres, il a enjambé la petite barrière située à soixante-sept mètres de haut avant de sauter et de heurter l’océan, quatre secondes de chute plus tard. Et d’en revenir miraculeusement vivant, au point aujourd’hui de se mobiliser pour prévenir le suicide. Il s’appelle Ken Baldwin et il dit : « À peine avais-je vu mes doigts quitter la poutre que je me suis aperçu que tout ce qui semblait irréparable dans ma vie était facilement réparable ».

La lecture de ce passage opéra en moi une déflagration, comme une gifle, pour me rappeler à la réalité. Puis mon cœur s’est mis à battre fort; un sentiment de gratitude m’inonda. Une délicieuse sensation revigorante de me plonger dans une source d’énergie fraîche et positive effaça mon idée du monde de suie noire. À travers cet article, Ken Baldwin me tendait une main amicale, comme pour me dire : regarde, tout ce qui paraît insurmontable est relatif, très relatif. Grâce à son témoignage, je pouvais formuler ce matin-là trois enseignements précieux m’aidant à réintégrer le monde :

Si l’existence a un poids qui m’entame, il n’existe nulle part ailleurs que dans mon histoire et dans mon cœur; Qu’il n’appartient donc qu’à moi de décider, à chaque seconde, de la qualité de ma position en ce monde; Et que je détiens ce pouvoir même lorsque tout autour de moi semble me prouver le contraire.

Merci Ken.

  1. Le Monde, http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2014/06/30/un-filet-antisuicide-au-golden-gate-bridge_4447981_3222.html []