Il y eut ce jeune homme de 17 ans assis à nos côtés, dans le train qui nous ramenait vers la capitale. Nous avons immédiatement été touchés par ce qui émanait de lui, sa bonté, sa douceur totalement apparentes, quasi palpables. Nous avons aimé la façon qu’il a eu d’entrer en relation avec notre fille Naia, avec naturel, sans chichis, mais en grand respect d’elle. Ce sont des choses qui se sentent immédiatement, qui ne sont pas de l’ordre de la réflexion ou de la conclusion d’une observation minutieuse. Non, Erwan se donnait à voir totalement, immédiatement, avec une candeur d’enfant.
Lorsqu’on le regardait, des signes physiques disaient évidemment sa différence : sans doute Erwan, enfant différent, a-t-il été qualifié d’enfant anormal, ou à problème, ou même d’une savante appellation médicale. Oui, il était différent Erwan, et j’appris en discutant avec lui qu’il faisait son apprentissage dans un centre spécialisé de la région parisienne. Le travail en cuisine n’était pas fait pour lui, car pas assez maître de ses gestes, il risquait de s’y blesser. Actuellement, s’offrait à lui la perspective de devenir serveur, ce qui le remplissait de joie.
Je lui demandai si la fillette et le garçon qui voyageaient avec lui étaient sa sœur et son frère : “Frère et sœur de cœur” me répondit-il, et je compris qu’il avait été placé dans une famille d’accueil en leur compagnie. Le premier cadeau de cette rencontre fut cette occasion donnée de se rappeler ceux qui, refusant le malheur, la fatalité, la souffrance, font preuve d’une solidarité discrète exemplaire. Aurais-je eu le même courage d’accueillir dans ma famille trois enfants, dont un “différent” et de les élever comme mes propres enfants, me suis-je demandé ?
Plus tard, Erwan nous fit un autre cadeau, sans s’en apercevoir. Son petit frère racontait leur semaine passée, quelques étés auparavant, dans un camp de vacances du sud de la France. Et d’ajouter, avec une expression malicieuse et insistante “Et c’est là qu’on a croisé le cousin d’Erwan”. Légère question dans le regard de la famille “Le cousin d’Erwan? Mais qu’est ce que tu racontes ? Quel cousin ?”. Et le garçon de dire, très heureux de sa blague “Mais si, vous vous souvenez, l’âne. Le cousin d’Erwan, hi han, hi han!”.
Le coup était rude… À un redressement de son corps, je sentis Erwan l’accuser. Comment allait-il réagir ? Il répondit immédiatement à son frère, avec une grande douceur :
“Tu vois, ce que tu me dis, je le prends pour une insulte”,
et passa à autre chose, tout sourire envers Naia qui confectionnait avec lui un bracelet multicolore. Son frère ne dit plus rien, tout effet escompté de sa moquerie retourné contre lui.
Voila, ça avait été dit, avec une grande bienveillance, un grand respect pour son frère, en même temps qu’une force d’affirmation sans faille; ça n’avait pas duré plus d’une poignée de secondes, et Erwan était déjà passé à autre chose.
“C’est une réponse de maître de la Communication Non Violente”, me suis-je dit. Je peut penser avec certitude qu’Erwan a connu dans son enfance des moqueries, railleries, quolibets, voire humiliations. Très certainement il en connaît encore et ce sera peut-être ainsi tout au long de sa vie. Il avait donc mille raisons de réagir à la blessure du coup porté par son frère de façon agressive, ou de s’y soumettre. De rendre un peu de cette violence reçue ou de la retourner contre lui.
Mais est-ce parce qu’il n’a jamais eu d’autre choix que de porter sa différence, qu’il n’a jamais pu se cacher de ce qu’il est, et connu plus que quiconque d’entre nous (les valides, les normaux) la terrible blessure infligée par l’ignorance de ceux qui ont peur de la différence, au point parfois de s’en moquer cruellement, qu’Erwan sait à quel point blesser l’autre est un acte violent, inutile, injuste et stérile ? Et que se renier est encore pire?
À écrire ce texte, se juxtapose à mon souvenir l’image de l’hexagramme 60 du Yi King : Tsie, le lac sur la montagne, qui a pour titre : “La Limite”.
La parole d’Erwan fut ce lac sur la montagne. Une parole douce et calme comme l’eau d’un lac, épousant les formes de l’autre sans le heurter, reposant sur un socle d’affirmation du respect de soi entier et solide comme la montagne.
La limite est posée, dans la paix.
Par cette phrase, à cet instant précis, Erwan a été un Maître.