
Assinie, bande de terre entre lagune et océan, au plein est de la Côte d’Ivoire, sur l’immense terre de l’homme qui marche. Assinie, de retour chez mon ami Léhady ; kilomètre 22, un des endroits les plus sauvages de cette portion de côte.
Je n’étais pas revenu ici depuis vingt-cinq ans, très exactement.
Ce dimanche matin, réveillé avant le soleil, en citadin peu habitué aux mille chants de la nature intacte, j’ai quitté le petit bungalow, une tasse de thé à la main. Prenant la direction de l’océan, j’ai traversé la presqu’île au sol sillonné de lierre rampant à coupelles vert tendre, de jeunes pousses d’arbres du voyageur, de korosols, et de ravissantes pervenches de Madagascar à petits chapeaux fuchsia à cinq pétales.
Un sable de farine de silice crissait sous mes pas ; les feuilles de palétuviers et de cocotiers entrechoquées par la brise faisaient un bruit de pluie insouciante.
Ayant atteint la grève, je posai ma tasse et me mis à courir, un vrai footing de joie improvisé. Je me dirigeai plein sud vers la passe, en cet endroit où la terre s’évase comme une compréhension, et permet à la force majestueuse de l’océan d’accomplir son œuvre de vie en elle.
Des bancs de petits oiseaux noirs et blancs, à la queue fourchue comme un choix impossible, s’envolaient en piaillant sur mon passage.
J’étais seul. Je me sentais le premier homme sur terre… Un être vivant constitué des mêmes éléments qui m’entouraient ; de cette eau, de ce sable, de ce ciel, de ce végétal, de ce vent et de toutes ces vies.
J’étais seul mais pas esseulé. Non, bien au contraire, je me vivais absolument inclus, entouré, intégré. Si le vent avait voulu à ce moment-là emporter quelque chose de moi, il n’aurait trouvé que ce sentiment de joie d’être vivant, sans objet, à se mettre sous les ailes.
Le ciel disputait une partie de couleurs avec l’océan. Tels deux eaux en miroir, ils s’échangeaient une palette infinie de nuances, du gris sombre au vert profond. Formé en couches successives d’aquarelle stratifiée et de coton de pluie délavé, le ciel était particulièrement beau, d’une beauté que ni le Lorrain ni Turner n’auraient eu l’impudence rendre sur leur toile.
Sur ma droite, à environ soixante-dix mètres du rivage, une cicatrice d’écume blanche effaçait l’horizon, barrière d’octroi imposée par l’océan indompté à la force de l’homme avant que de lui livrer ses richesses.
Sur ma gauche, côté terre, une cohorte de cocotiers, comme des danseuses lasses, ornait la côte d’un vert rideau frangé, lent et syncopé, s’effaçant au loin dans la brume que seules perçaient çà et là quelques vagues pirogues de pêcheurs encore endormies.
Je courais presque nu au bord de l’eau, sur la lèvre humide de l’océan, là où le sable est suffisamment dur. L’eau était aussi tiède que l’air ; seule la sensation de sa liquidité permettait à mon corps de sentir que je prenais contact avec elle.
J’avais le vertige en regardant mes pas. Avez-vous déjà connu cette sensation étrange qui saisit lorsque nous marchons sur la grève, là où les vagues finissantes et celles rappelées au large s’entrecroisent ? Si l’on regarde fixement ses pieds, ce jeu d’ondes contraires provoque une impression de déséquilibre, comme si on marchait sur un toit mouvant de tuiles transparentes. Des impressions corporelles d’accélération et de ralentissement, d’aller brusquement de l’avant ou de reculer, trahissent le trouble de notre cerveau, privé de repères fixes par ce milieu liquide contradictoire. Nul besoin de marcher : même immobile on ressent tout autant ce vertige. Que notre regard s’élève vers l’horizon et la confusion de l’équilibre disparaît. Mais qu’il replonge vers le sol, et nous voilà emportés de nouveau, parfois jusqu’à craindre de tomber.
Parvenu à la passe, je me suis arrêté pour observer la beauté de cette gorge plate, grandiose, étendue comme le col d’un immense flacon d’élixir de vie renversé par les dieux. Puis j’ai repris ma course en retour, bras grands ouverts. Je ne savais plus s’ils prenaient appui sur le sable ou sur le ciel inversé.
Et je me suis arrêté.
Je me suis engagé jusqu’à mi-corps dans l’eau, et me suis mis à respirer, face à l’océan, face à cette nature indomptée, farouche et nourricière.
Nature de terre et d’eau d’Afrique.
J’ai laissé un chant monter de ma gorge et se déployer sans effort vers le ciel, en des accents premiers, tribaux, ponctués de notes rondes et graves, traversé d’inflexions, comme la proue d’une pirogue plongeant et replongeant dans les vagues.
Le chant d’Assinie.
Un rythme s’est forgé dans le creuset de ce chant irrigué par le souffle. Un rythme en 8/4, sur une simple alternance d’inspir-expir :
hei hei / ha he / ho he / ha ha…
hei hei / ha he / ho he / ha ha…
Le rythme d’Assinie.
Mon chant continua de jouer un temps avec ce rythme puis s’estompa progressivement, pour céder la place à la seule respiration. Après un temps inestimable, elle prit peu à peu congé d’avec la pulsation tellurique et la beauté du lieu qui l’avaient activée, et quitta ma poitrine pour retourner au creux de ma colonne vertébrale, comme un animal regagne sa tanière après être sorti au jour s’enivrer de grands espaces.
Enfin, elle se fit silence… Un silence qui enfanta d’un sentiment d’une grande beauté, comme une offrande secrète de louanges imprononcées :
Dieu que la Terre est belle ;
Dieu qu’elle est précieuse ;
Dieu que la Vie est sacrée !
