L’homme avait connu la faim, la soif et la poussière, les épineux accrochant ses vêtements, et les mille dangers d’une route insensée. Dans la fabuleuse Antioche, il avait été attendu dans le silence forcé des espérances maintenues secrètes, puis accueilli, à joie retenue, car le connaître était grand péril. Là, il avait pu se restaurer et prendre quelque repos. Puis, bien vite, il avait repris son chemin, mené par la lumière de Celui qui l’avait fait naître. Après un long périple, il était arrivé dans la grande ville de l’empire et ses paysages de collines arides attendries d’arbres verts.
« Tu seras la première pierre sur laquelle se bâtira l’édifice de mon enseignement », Lui avait-il dit. Pour l’heure, il avait tant à faire ! La magie à combattre affûtait ses ombres sales, comme une chauve-souris aux ailes de mort déployées sur son ciel, sur le ciel de tous.
Il était venu ici pour ça, pour contrer cette magie et transmettre le vrai.
Au centre d’une grande place entourée d’un osier de ruelles, se dressait un édifice imposant, aux grandes masses de pierre, de travertin et de pouzzolane. Il s’arrêta devant lui, impressionné. On pouvait lire sur le fronton triangulaire :
M.AGRIPPA.L.F.COS.TERTIVM.FECIT
L’air clair de ce printemps naissant exacerbait la fatigue de son voyage, autant que le poids de son action à venir. Mais il était porté de l’intérieur par ce feu à nul autre pareil qu’il avait reçu de Lui, au sein duquel il s’était abandonné, consumé, et né de nouveau.
Une volée d’oiseaux gris, fractionnant l’espace juste au-dessus de lui, écailla en son faîte l’imposant édifice. Il leva les yeux plus haut que la pierre, et ressentit un léger vacillement intérieur en forme de prière :
« Toi qui me sais encore, à chaque instant, tel que je suis, accueille-moi en toi et donne-moi de ta force. »
Il s’examina, comme un médecin de l’âme, mesurant, soupesant au trébuchet de son expérience les forces dont il disposait. Il se savait austère, rigoureux, méthodique, mais déterminé. Et surtout concret, simple et sensé. C’est peut-être pour cela qu’il avait été choisi et désigné : en réalité, les miracles ne l’intéressaient que peu. Malgré le feu de sa parole, maintes et maintes fois éprouvé, son âme était essentiellement celle d’un bâtisseur.
Il restait debout, immobile, au centre de la place. Tout était presque à venir. Il fallait transmettre la flamme, le message, agrandir le cercle des fidèles. Cela, il savait le faire. N’avait-il pas conduit en une seule journée 3000 personnes au Baptême il y a quelques années, à Jérusalem ? Mais ici, sur cette terre nouvelle, allait-il pouvoir toucher les cœurs, lui qui, hormis sa langue natale, ne parlait qu’un peu de grec ? Et puis il fallait composer avec cet autre, né de Tarse en Cilicie, qui ne L’avait pas connu, comme lui L’avait connu, et qui, parfois, l’irritait par sa personnalité et ses prises de position si éloignées des siennes. « Lui est en moi, pensa-t-il ; celui de Tarse ne l’a pas connu, quoi qu’il en dise et en témoigne ». Il s’arrêta net, fronçant les sourcils devant cette ombre d’orgueil, occasionnelle compagne de voyage.
Sur quoi allait-il s’appuyer ? Il prit une profonde inspiration, comme Il leur avait enseigné, avec cette attention particulière portée au relâcher profond des chairs et à la sensation d’ouverture de la poitrine qui l’accompagnait. Il le savait, et c’était son refuge en même temps que sa source : à chaque fois qu’il s’abandonnait ainsi, une onde d’amour incarné le traversait, alors Il était avec lui. Mais paradoxalement, cette expérience d’amour de chair et de souffle, il ne l’avait réellement connue qu’après Lui, lorsque, effondré sur les dalles du sol, il pleura sa lâcheté d’avoir trahi et renié Celui qu’il aimait plus que tout au monde.
Oui… Il avait connu cet Amour, elle était là la force, qui guidait ses pas, ses actes, ses pensées, ses prières, ses élans secrets, ses appels au grand jour, ses exhortations, ses confidences, ses combats. Mais dans le secret silence de son cœur, lorsque la nuit le trouvait éveillé, il ne pouvait s’empêcher de penser combien il était difficile de transmettre l’essence d’un tel amour, de mettre des mots sur une telle expérience.
Il observa la grand-place. Il le savait, il risquait sa vie en ces lieux. Il n’irait pas se cacher dans les catacombes, aux côtés d’autres frères pourchassés, martyrisés : à quoi bon se réfugier dans les profondeurs de la terre quand on a connu telle lumière ? Il laisserait sans doute sa vie dans cette ville, mais c’était ici qu’il devait être. Il en avait la totale certitude. Le sceau de Son amour imprimerait ces pierres. Une lumière dorée ruisselait sur le temple, animant le marbre, aiguisant les ombres, soulignant les reliefs, tel le corps d’un animal mégalithe souple et puissant.
« La pierre livre au regard ce qu’il veut bien y voir », pensa-t-il. La place grouillait de monde et bruissait d’une vie incessante. Les appels des marchands, le chuchotement inquiet des mendiants, les éclats de voix des passants.
Une poignée d’hommes en armes, statiques et lourds,
Le son d’une musique errant parmi les étals,
Les couleurs vives des fruits entassés,
L’éclat fragile de la verrerie, le grain rugueux des poteries,
Quelques rires puissants, une altercation brève,
Et le pas des chevaux, martelant les pavés luisants comme une pulsation souterraine.
Il prit encore une inspiration profonde. D’autres mots vinrent à lui, ellipse d’une question, contrastant avec la ligne claire du bâtiment et ses ombres régulières.
« À toi qui viendras après moi, que verras-tu de ce que mes yeux voient ? Que sentiras-tu de ce que mon cœur sent ? ».
Et puis, après un temps : « Et même que feras-tu de ma simple question ? »
*
On dit que les pierres capturent les gestes et les paroles des vivants et les protègent, comme des colombes nichées, puis les restituent à qui peut les entendre, peu importe le temps. Est-il une ville au monde qui, mieux que Rome, incarne ce miracle du temps suspendu ? Quelques deux mille ans plus tard, devant cette même agitation animant cette même place, un voyageur de passage aura le sentiment d’avoir saisi la trace de l’ombre de la question, et de lui offrir sa réponse, une réponse parmi l’infinité des possibles. C’était alors qu’il couvrait de quelques lignes bleutées une fine peau de papier, remerciant la ville pour ce qu’elle lui avait offert de ressentir, à l’encre des temps entrecroisés :
Ciselante de lumière
Source et fille du secret
L’as-tu senti toi aussi ?
Rome est une ville d’amour pourpre
Une ville d’amour d’un pourpre subtil
Les Dieux de Rome,
Peintres des lieux, des gens,
Des vies et des destins
Usent de deux couleurs
Pour composer leur chant
Deux couleurs
Et deux seules
Infiniment unies
Éternellement mêlées :
Bleu ailé de l’éternité
Rouge chair de l’éphémère
Et Rome, émouvante immobile,
Se tient au seuil du temps.
Roma è Amore.