Les trois rencontres de Maître Ueshiba #2/3

Article initialement écrit pour la revue Génération Tao.

Sur la route qui conduisit Moriheï Ueshiba à fonder l’aïkido, trois rencontres avec des hommes incarnant chacun une dimension technique, intellectuelle et spirituelle, eurent une influence fondamentale sur sa vie et son œuvre. Après Kumagusu Minakata, porteur de conscience écologique et de justice sociale, nous rencontrons aujourd’hui celui qui fut, dans le domaine martial, le maître le plus influent de Moriheï Ueshiba.

Second volet : Sokaku Takeda  (1859-1943)

Le maître de combat

Sokaku Takeda

Sokaku Takeda naît le 10 octobre 1860, dans la province de Aizu. Il est le descendant de la fameuse lignée des Takeda, experts en art de combat depuis le lie siècle. Formé dès son plus jeune âge aux techniques de combat par son grand-père et son père, il fait preuve de dons rares. A l’âge d’homme, il est dépositaire des techniques martiales du clan Takeda qui englobaient, outre les 2884 techniques de combat au corps à corps (jujutsu), le tir à l’arc, l’équitation, la lance, l’épée, la halebarde, le sabre, le sabre court, le sabre en bois, les deux sabres, les chaînes, l’éventail de guerre, les shuriken, le combat en armure, et même les techniques d’espionnage, le détournement des rivières, et le creusement de tunnels ! ! !

Un guerrier redoutable

Après la défaite de son clan familial, décimé en 1868 par la guerre civile qui opposait les partisans de l’Empereur et du Shogun, et la mort de sa mère alors qu’il avait 13 ans, Sokaku Takeda part sur les routes. Pendant vingt ans, il parcourt le pays, mettant ses pas dans les traces de ses illustres prédécesseurs. Il vit de cours et de séminaires, et défie en combat singulier tous les experts martiaux qu’il croise sur son chemin. Il est, à la fin du siècle, un des combattants les plus réputés du pays. Il a perfectionné et modernisé l’héritage familial, qu’il a nommé Daito Ryu Jujutsu. Vers quarante ans, il tente de se fixer, se construit une maison et se marie. Mais sa femme meurt peu après la naissance de leur deuxième enfant, et la maison est ravagée par un incendie. Il reprend alors son errance, au gré des propositions qu’il reçoit. Il s’éteindra en 1941, après avoir formé des dizaines de milliers d’élèves, et n’avoir jamais possédé de dojo.

Rompu au combat à mort, Sokaku Takeda ne connut jamais la défaite tout au long des milliers de combats qu’il livra, de l’avis unanime de ceux qui l’ont connu, sa puissance et son habileté technique étaient hors du commun, ce qui lui permettait de compenser son petit gabarit (1,50 m, 52 kgs). Pour l’anecdote, ce fut le seul homme qui vainquit, à deux reprises, Morihei Ueshiba.

Rencontre

En 1911, Takeda est sollicité pour entraîner les officiers de la police de l’île de Hokkaido, récemment colonisée. En 1915, c’est dans cette île, où il s’était établi comme colon agriculteur trois ans auparavant, que Morihei Ueshiba rencontre Sokaku. Vivement impressionné par le petit homme, alors quinqagénaire, qui le malmène lors du premier cours, Morihei décide d’approfondir l’étude du Daito Ryu Jujutsu. Dans un premier temps, il se rend régulièrement à cheval depuis sa ferme jusqu’à l’auberge où Sokaku enseigne. Le trajet dure une journée, l’obligeant à se lever en pleine nuit. Puis, grâce à un financement familial, il construit un dojo sur son terrain, et invite Sokaku à s’installer chez lui afin de lui enseigner son art en échange du gîte, du couvert et de rétribution. Bien vite, Takeda va devenir le professeur particulier de Morihei, et pendant 4 ans, lui donnera 2 heures de cours par jour. La disponibilité de Morihei envers son maître est totale : il lui prépare à manger, le masse, lave ses vêtements, prépare son bain. En 1919, Morihei apprend que l’état de santé de son père s’est dégradé. Il quitte l’île d’Hokkaido pour retourner à Tana-be, sa ville natale, laissant tous ses biens à Sokaku.

Un engagement qui touche à sa fin.

En 1922, Morihei reçoit le droit d’enseigner le Daito Ryu Jujutsu, en échange de trois yens reversés par élève (!!!). Mais depuis quelques années, les liens entre les deux hommes se sont distendus. Sous l’influence de son évolution spirituelle, les techniques que Morihei enseigne ont changé : il est en train d’ôter son armure au Daito Ryu Jujutsu. A partir de 1926, Morihei n’enseigne plus officiellement le Daito Ryu Jujutsu, mais un style qui adoptera plusieurs noms (Ue ryu jujutsu, aikijujutsu, Ue ryu aïki budo…). Hasard ou non ? C’est en 1941, alors que Sokaku, malade, est donné pour mourant, que Morihei baptise définitivement son art Aikido, rompant définitivement avec les arts de guerre.

Un guerrier invincible, mais…

Au delà de l’aspect purement martial, il nous est offert à penser que Sokaku Takeda a influencé Morihei Ueshiba dans un sens qui lui a sans doute échappé. En effet, le redoutable guerrier nourrissait une véritable paranoia. Constamment en déplacement pour fuir d’éventuelles représailles, il changeait de lit plusieurs fois par nuit, ne touchait jamais à un aliment sans que quelqu’un ne l’ait goûté au préalable, dormait armé. Même son sommeil était troublé de cauchemars qui le faisaient se réveiller en hurlant. Ses rapports avec les hommes n’étaient guère plus harmonieux! Takeda était violent dans ses cours, brutalisant et insultant ses uke. Au quotidien, il était coléreux, capricieux, méprisant, cupide, tricheur. Il semble avoir fait runanimité parmi les anciens élèves d’aïkido. Lorsque le petit homme irrascible arrivait à Tokkyo pour réclamer de l’argent (Morihei lui en donnera jusqu’en 1935), le fondateur de l’aïkido trouvait toujours un prétexte pour le fuir, laissant ses élèves supporter ses débordements. Une anecdote est restée fameuse : une après-midi, des cris retentissent dans la cour du kobukan*. Les aikidokas se précipitent, et trouvent Sokaku en train d’administrer une clé au poignet extrêmement douloureuse (nikyo) au pauvre chauffeur de taxi qui l’avait déposé, sous prétexte que le prix de la course lui parraissait trop élevé! Sans doute, l’exemple paroxystique de Sokaku Takeda a renforcé chez Morihei Ueshiba, s’il en était besoin, la conviction que l’art martial sans prise de conscience spirituelle ne peut conduire qu’à la ruine de l’homme. Cette conviction, chaque pratiquant sincère d’aïkido se doit de la recevoir au mieux…

L’art de la paix ne s’appuie pas sur les armes ou la force brutale pour s’accomplir. Mettons-nous plutôt en harmonie avec l’univers, accueillons la paix en nos propres royaumes, protégeons et nourrissons la vie, préservons-nous de la mort et de la destruction. Le véritable samurai est celui qui sert et adhère au pouvoir de l’amour.

Morihei Ueshiba

Prochain volet : Onisaburo Deguchi, le maître spirituel.
Précédent volet : Kumagusu Minakata, le maître à penser.

À propos de l'auteur

Dominique Radisson

J'écris pour le plaisir de souffler des graines de mots dans les forêts de papier ou les ciels digitaux. Je suis, ou ai été tour à tour poète, journaliste, écrivain, enseignant en arts martiaux (aïkido, taijiquan), en wutao et en art du souffle; entrepreneur, webmaster et graphiste. Attiré de très longue date par l'univers du corps, de la spiritualité, du Zen et du Tao, je suis passionné par l'exploration personnelle "occidentale" (Reich, Janov, Groff…).

Umaniti est le blog de textes et poèmes de Dominique Radisson.