Umaniti

Dominique Radisson, textes & poèmes

Un dernier sourire

Elle cherchait des yeux un secours pour lui, une aide; esquissa le geste de se lever.

“Non! reste…”

Elle était agenouillée près de lui. Il était allongé à ses côtés. Au sol, elle sentait son genou, celui qu’elle avait plié à toucher le sol, se dilater dans une sensation de colle chaude; venant de dessous son corps, une flaque rouge sombre s’étalait doucement sur le sol.

– C’est trop tard… Je suis en train de partir…

Les cris autour. Les derniers échos du fracas, les appels sans réponse, les appels avec réponses, les gémissements….

– Reste avec moi…

Elle avait pris sa main dans la sienne, tenait ses yeux dans les siens. Déjà, elle n’entendait plus rien de ce qui les entourait.

Toute leur vie se concentrait dans ces ultimes échanges, ces ultimes contact. Elle ne savait que faire : se révolter, rester là, répondre à sa demande, refuser l’évidence, combattre la fatalité, accepter, tout tenter, éperdument, engager toutes ses forces pour l’aider, ne rien faire d’autre qu’être là pour lui, être avec lui, lui tenir la main, soutenir sa tête que, déjà, il ne pouvait plus porter. Juste être là pour lui, avec lui…

Les choses se précipitaient. Elle le sentait à une sorte de concentration, de contraction du temps. Le temps s’étirait à l’infini, tout en se resserrant au plus concentré du possible.

Il la regardait, et lui souriait. Il paraissait tellement paisible; calme. Elle ne parlait pas, laissant de toutes ses forces la place à ses paroles à lui.

– Mon amour… 

je commençais juste à te lire…

je ne veux pas peser sur toi… 

tu auras le pouvoir de ça.

tu me promets …?

Elle fit oui de la tête. Ses larmes coulaient sur son visage à elle; se détachant de ses joues, elles traversaient le court espace qui les séparait et finissaient sur son visage à lui, comme une pluie de petites mains douces indifférentes à ce qui se passait.

– Dis à ma fille que je l’aime plus que tout…

Dis-le à sa mère aussi… et à ma soeur, à mes parents.

Sa respiration se faisait de plus en plus faible.

– Dis à tous ceux que je connais que je les aime…

Il esquissa un sourire : dis-le aussi à un inconnu dans la rue, demain, de ma part… 

mon amour…

…comme tu es belle…

Je t’aime…

“J’aime.”

Ce furent ses derniers mots.

Il lui offrit un dernier sourire dans lequel il avait concentré tout l’amour qu’il lui restait à vivre. Puis son regard s’imprégna d’une immensité retournée. Il n’était déjà plus là. Et la mer de la vie se retira de ses yeux, vers la plus grande profondeur de son être, en ce point invisible d’où elle s’en allait désormais rejoindre la Grande Ombre.  Il ferma les yeux. Sa tête, penchant sur le côté, devint si lourde dans sa main qui la soutenait. Ses doigts déssérèrent les siens.

Elle le tenait encore contre son corps, sa vie à lui faisant désormais partie de son passé à elle. C’était une expérience d’un déchirement absolu entre deux temps inconciliables qu’elle seule pourrait un jour réunir.

Quelque chose se pulvérisa en elle. Elle ne sut plus où elle était, ni qui elle était, ni en quel temps elle vivait. Elle ne sut même pas qu’elle pouvait encore pleurer. Elle ne sut même pas si elle existait encore.

Les secours commençaient à arriver. Dans le chaos des tables et chaises renversées, parmi les corps des vivantes des morts, les premiers soins s’organisaient.

Une main se posa sur son épaule. Une voix de femme. « Mademoiselle ? … ».

Dans l’absurdité totale de la situation, une conviction la traversa, unifiant les morceaux épars d’elle. Une prise de conscience plus forte que sa désagrégation.

Vivre, c’est accepter de voir partir ou de quitter ceux qu’on aime. En une seconde, on peut perdre ce qu’on pensait acquis pour toujours. Il faut profiter de chaque seconde passée en compagnie de ceux qu’on aime. Et si on a du mal à aimer, c’est que quelque chose ne va pas en soi, il faut s’en occuper.

Elle eut la conviction qu’il était parti serein, car il n’avait rien à regretter. Il avait offert et exprimé tout l’amour qu’il avait pu, avait souvent suivi l’élan qui l’invitait à rendre sa vie vivante et vive.

Il avait aimé. Il n’avait rien retenu, tout exprimé.