Umaniti

Dominique Radisson {Textes, poèmes & autres}

Le Tao de Vega

Ce texte fut écrit en 2008 pour la revue Génération Tao.

La session de partage mémoriel portait aujourd’hui sur cette curieuse époque qu’on surnommait «l’ère des deux fleuves noirs», en référence au café et au pétrole. Certains maîtres de musique complémentaient cette ironie d’un «et de l’océan pourpre» plein de déférence pour la musique de Prince.

Vega assurait la direction de cette session, qui abordait un passage de l’histoire humaine particulièrement difficile à appréhender pour les jeunes. Non seulement ils devaient se familiariser avec des faits historiques qui semblaient dépourvus de logique, mais également avec des concepts qui leur étaient totalement étrangers.

Pourtant, cette session était importante dans leur processus de formation de futurs membres de la cité, car tous les gardiens de la mémoire étaient formels : si on avait bien failli y rester, tout s’était pourtant largement décidé à cette époque.

L’assemblée était constituée de jeunes de provenance et d’âges différents qui, conformément au précepte de sensibilisation aux chants politiques, usaient de la parole pour leurs échanges.

Vega le savait, il arrivait inévitablement que le débat s’anime lors de ce type de session, offrant la possibilité aux jeunes d’exprimer et de vivre leur incrédulité, ou même leur incompréhension. Le moment arriva, il laissa faire…

— Ce peuple connaissait-il l’énergie ? s’enquit un jeune. D’après ce qu’on m’a ressenti, c’était une obsession pour eux. Comment peut-on être obsédé par l’énergie ?

Un frisson de rires discrets se propagea parmi la jeune assistance.

— Pas au sens où nous l’entendons aujourd’hui, précisa Vega, pour eux, l’énergie était du combustible.
— Du combustible ? C’est ce qui faisait avancer leurs étranges machines, qu’ils nommaient… comment cela déjà ?
— Bagnoles! dit une rouquine, ravie de se souvenir de ce mot qu’elle avait entendu si souvent dans les histoires que son grand-père lui contait lorsqu’elle était petite fille.
— Pourtant, certains savaient déjà ce que nous savons aujourd’hui, ils parlaient de la quintessence et de tout ça, dit l’un.

La quintessence, l’énergie omniprésente, fluide vital, qu’on savait aujourd’hui capter, utiliser, source inépuisable d’énergie pour les êtres et toutes les machines.

— Certains savaient déjà tout ça, et tout ce que ça fait dans le corps, nuança l’un, mais ils étaient bien rares.
— Mais comment ils faisaient pour bouger, alors ?
— À l’ancienne ! s’exclama un adolescent longiligne. Et il mima, pour le plus grand bonheur de tous, y compris de Vega qui se laissait emporter par cette fraîche insouciance, une gestuelle curieuse, qui transformait son corps en une sorte de pantin désarticulé, aux mouvements saccadés.
— Ils bougeaient laid, c’était pas beau. Ils couraient dans tous les sens. Ils avaient des drôles de mouvements qui donnaient constamment l’impression de déchirer quelque chose, j’ai vu les images plates l’autre jour au Centre.
— C’est vrai, certains savaient déjà, en Chine, ils appelaient ça le taï chi chuan, dit fièrement Koona, dont les traits prouvaient son origine asiatique.

Le taï chi chuan… Vega n’avait jamais entendu parler de ce terme, malgré ses grandes connaissances. Comme pour lui rafraîchir la mémoire, Koona précisait : c’était inspiré des idées du Grand Lao Tseu.

Lao Tseu, celui-là, ils le connaissaient tous, même les plus jeunes. Il faisait partie de ceux que l’Alliance mondiale avait désignés comme  Grands Instructeurs de l’humanité, et qu’on célébrait chaque année au solstice d’été. Poona poursuivait :

— Mon grand aïeul m’en a parlé, c’était des séries de mouvements lents qu’on se montrait depuis longtemps dans la famille, depuis bien avant le grand affrontement.

Le grand affrontement, intervenu peu après la fin des gisements de pétrole… assurément, cela aussi était présent dans toutes les mémoires… mais ceci était une autre histoire, et on était en train de s’écarter du sujet. 


D’une intention appuyée, Vega recentra les échanges :

— Que savez-vous d’autre sur la façon dont vivaient nos ancêtres, à cette époque ?
— Ils connaissaient pas le fluide de la vie, alors ils étaient pas capables de jouer à rester en silence, dit gravement une fillette, ce qui provoqua l’hilarité de certains.
— C’était plutôt le contraire, ils bougeaient rarement, parce qu’ils étaient tout le temps malades.
— Ils étaient malades parce qu’ils mangeaient trop, et les produits qu’ils mettaient dans leur corps étaient mauvais, ils se fatiguaient, et ils devenaient vieux très jeunes. Ils vivaient dans des maisons carrées et en matière froide, dit l’un.
— Brrr, ça devait pas pulser beaucoup, c’est pour ça qu’ils étaient toujours malades, répondit une autre.
— Ils étaient méchants parce qu’ils n’étaient pas fluides ! Et ils étaient tout serrés au cou, et ils jetaient l’eau qui est de l’énergie, dit amèrement un jeune garçon, ils ne respectaient aucune vie.
— Mais ceux de cette époque, ils n’étaient pas conscients alors ?

C’était une question bien délicate. Si, bien sûr, bredouilla Vega. Enfin… il n’y en avait pas beaucoup, pas comme aujourd’hui… Je veux dire pas autant qu’aujourd’hui. Mais certains savaient, ils avaient reçu et gardé le lien de vie et l’avaient transmis.

Le lien de vie… Allez faire comprendre à ces enfants que le peuple de cette époque, à qui on devait la technologie nouvelle, n’avait même pas été capable de nommer une dimension de l’existence dont le moindre enfant de 5 ans d’aujourd’hui connaissait le sens.

— Le lien de vie c’est quand on est heureux tout le temps, dit une fillette.
— C’est comme le soleil ! Alors il pleuvait tout le temps chez eux ?
— Mais ceux qui ne connaissaient pas le lien de vie, ils étaient seuls ! Comment faisaient-ils pour vivre ?

Vega ressentit leur trouble : ce peuple qui avait inventé l’univers numérique —même si cette technologie n’avait plus le même visage aujourd’hui que celui qu’ils avaient connu— , et dans un autre domaine inventé la notion d’inconscient… comment pouvait-il mener une vie où l’on n’intègre pas naturellement que chaque acte, chaque pensée est acte de résonance et de respect de la vie ?

Vega le savait : c’était seulement par la prise de conscience de ce paradoxe que les jeunes pouvaient comprendre, saisir la logique de l’histoire. Dans des conditions de vie devenues bien difficiles, leurs lointains ancêtres, mus par l’évolution autant que la nécessité, voire l’urgence, avaient pu opérer la réconciliation entre sciences et spiritualité. Là était le point de passage.

Mais ceux d’aujourd’hui n’étaient pas encore prêts. Il leur faudrait encore un peu de temps et d’autres sessions de partage.

Et l’énergie, c’était quoi d’autre, relança Vega ?
— Moi, on m’a dit qu’ils avaient tout le temps peur. Et qu’ils ne savaient pas mourir.

Décidément, les échanges repartaient vers d’autres questions existentielles!

— Et ils respiraient comment, s’ils n’avaient pas le lien de vie ?
— Ils respiraient sans y faire attention.

Ça, c’était pour ces jeunes une des choses les plus difficiles à intégrer.

— Alors, reprit l’une, ils ne savaient pas d’où ils venaient non plus, ils n’avaient pas la vision.
— Et pour se soigner alors ?
— Moi je sais, ils avaient recours à des… des produits qu’ils créaient eux-mêmes en copiant la nature.
— Comment ça? 
— Ils les créaient avec la chimie; des manipulations à partir du pétrole, précisa Vega.

Un frisson de dégoût parcouru les jeunes échines. “Quelle horreur !”

L’heure étant venue, sur ce dernier échange, Vega dut mettre fin à la session. L’hémisphère du Centre mémoriel se vida doucement de ses occupants.

Un grand silence s’établit dans le lieu. Devant les parois de la grande coupole teintées d’un soleil finissant, Vega resta pensif quelques instants et inspira profondément. Devant lui s’étalaient les habitations des quartiers sud de la ville bleue, bâtiments translucides, aux formes douces, harmonieusement intégrés aux reliefs de la montagne.

Le taï chi chuan … à la réflexion, il avait déjà entendu ce mot quelque part. Il faudrait qu’il questionne les gardiens du mouvement.