L’être au centre

J’ai récemment retrouvé cette nouvelle, écrite il y a quelques années, sous la forme d’un scénario de court-métrage.

C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !

Charles Baudelaire, Les fleurs du mal

L’homme se tient debout, de face, filmé en plan serré. Puis plan fixe sur le regard figé ; les yeux ne cillent pas. Expression particulière du visage de qui est, dans le même temps, acteur et spectateur à ce qui se produit en lui.

Derrière lui, l’arrière-plan, comme projeté sur un écran : succession rapide d’images floues et mouvantes s’imbriquant, se fondant les unes dans les autres, comme une vie défilant par bribes confuses. Le son renforce le ballet des images : glissement, bruits de vent ou de souffle, donnant l’impression d’une bande son passée à l’envers. 

Le son et les images produisent une impression de chaos mouvant contrastant avec la fixité du corps et du regard de l’homme.

Gros plan sur le visage de l’homme dans la pénombre, dont on distingue à peine les contours et les yeux. L’arrière-plan disparaît progressivement pour céder la place à une atmosphère très sombre. Les sons font place au bruit des battements du cœur emballé de l’homme. Plan fixe sur son visage 

L’homme réalise que quelque chose en lui qu’il ignore encore vient d’aboutir, dans cette pénombre. Il lui faut quelques longues secondes pour, toujours immobile, accompagner cette perception. Puis il cligne des yeux, comme s’il revenait à la réalité. Tandis que son rythme cardiaque revient à la normale, le son des battements du cœur de l’homme s’estompe sans s’effacer.

L’homme est debout, en un coin d’une très grande salle faiblement éclairée par une lumière diffuse venue d’on ne sait où. Derrière lui, nulle trace de porte qu’il aurait pu emprunter pour pénétrer dans ce lieu, mais cela n’a aucune importance. L’homme n’a pas besoin de savoir comment il est arrivé là. On sent à son regard qu’il ne se pose pas la question. Son envie : balayer du regard l’espace qui l’entoure. Découvrir cet espace. Pour une raison qui lui est totalement étrangère, ce lieu qu’il découvre pourtant, lui paraîtrait presque familier. 

Il ne ressent aucune peur.

Le lieu : impression surannée d’un vieux décor de théâtre. Omniprésence du bois usé, poli, patiné. On distingue une scène nue et vide, des rangées de sièges poussiéreux inoccupés. C’est un grande salle de théâtre abandonnée et vide, qu’on n’aurait pas ouverte sur l’extérieur depuis longtemps. 

On entend toujours la respiration de l’homme, qui s’est calmée.

Détail sur le visage de l’homme, dont la vue s’habitue lentement à la pénombre. Il suit le contour des murs de la salle. Quelque chose attire son attention, ce sont des formes indistinctes qui maillent l’espace de la salle : il devine comme des fils tendus. Peu à peu, l’homme voit mieux: tout un réseau de cordes parcourt cette salle. Elles semblent provenir de différents endroits, parois, murs et plafonds, bien qu’on ne distingue clairement aucun point de fixation, les extrémités se perdant dans l’obscurité. Toutes les cordes convergent vers un point de la salle situé à mi-hauteur d’homme, à mi-chemin de la scène et du premier rang des fauteuils.

En ce centre géographique : un enchevêtrement de centaines de cordes, arquées par leur poids, blanches, épaisses, comme celles qu’on imaginerait actionner le rideau de la scène.

Et quelque chose d’autre…

Qu’on entend d’abord avant de la voir.

Du point de convergence des cordes nous parviennent des sons étranges, étouffés. 

Mélange de grognements, soupirs, borborygmes. Quelque chose est là et s’affaire à la croisée des cordes. Sensation sonore de quelque chose qui vit, mais difficilement identifiable —presque non humain—, masqué par la pénombre et le réseau des cordes.

L’attention de l’homme est attirée par ce point central et « ce » qui s’y trouve. Il se met à bouger et se déplace vers ce point. Sa progression est lente, du fait qu’il n’y voit pas encore bien, et que son corps est entravé par le réseau des cordes. On sent qu’il est animé par quelque chose d’irrépressible, bien plus que de la curiosité : un appel, fait d’un mélange de peur émergente et de fascination.

On distingue mieux l’être au centre. C’est un être petit de taille, au corps sombre et difforme, visqueux et luisant, à l’apparence repoussante. 

Un petit monstre.

Chose étrange, le petit être actionne sans relâche les cordes convergeant à portée de ses mains : il se saisit d’une, tire dessus, la relâche, se saisit d’une autre, tire dessus également, et ainsi de suite, dans un étrange balai sans fin. Cette occupation semble totalement inutile, car dans l’enceinte de la salle, elle ne produit aucun effet. L’être au centre est totalement absorbé, il ne paraît pas avoir perçu la présence de l’homme qui essaie peu à peu de s’approcher de lui. 

Comme un sacristain dérisoire, il est totalement absorbé dans sa tâche, dont on sent qu’elle est sa mission en même temps que son calvaire : sa raison d’être est dans cette curieuse occupation éperdue.

Est-ce parce que l’être au centre actionne précisément une corde sur laquelle l’homme a posé ses mains pour s’aider dans sa progression ? 

Quelque chose se produit au moment précis où le monstre tire sur la corde, qui fige l’homme sur place.

Flash-back. 

Dispute avec sa compagne : Elle : « Les gens t’aiment mille fois plus que tu ne les aimes !». Un poignard invisible transperce très douloureusement le cœur de l’homme. Sa respiration est stoppée net. S’il se souvenait bien de cette scène, il avait oublié à quel point cela lui avait fait mal. Mais pourquoi diable revit-il cela maintenant, ici ? Et quel est le lien avec l’étrange manège du petit être ?

Il n’a pas le temps de pousser plus loin son questionnement. Un second choc le cueille. 

Échec professionnel : la tâche était d’ampleur trop importante pour lui, il a craqué et abandonné avant de l’avoir terminée. Dans quel état d’effondrement physique et moral s’était-il retrouvé!

Le rythme de ces flash-back s’accélère. En tant que spectateur de l’histoire, on assiste à un mélange d’instantanés, scènes de vie de l’homme, entremêlés par le montage en vision kaléidoscopique. Certaines scènes sont vues dans leur intégralité, d’autres ne sont explicitées que par des sons, des paroles échangées, des bribes de dialogues. Essayer de traduire en images les couleurs, les sons, objets, odeurs et émotions de ces souvenirs. Illustrer par tous les moyens visuels, sonores et matériels imbriqués la matière vivante des revécus, et leur aspect surgissant.

Scène d’adolescence : son père, s’adressant à des amis, à table : « Moi, ma volonté, c’était qu’il rentre dans un grand groupe, et qu’il bénéficie de l’opportunité d’une belle carrière dans un groupe solide. Mais bon, il n’a pas fait le choix des études qu’il fallait. C’est dommage parce qu’avec mes appuis, j’aurais pu l’aider ». Son père ne le comprend pas, bon sang ! Et continue de le voir aujourd’hui comme s’il avait quinze ans !

Adolescence encore. Seule avec lui, la mère de son ami d’enfance qui le regarde étrangement, avec une expression dans les yeux qui lui est inconnue et qui le trouble autant qu’elle l’impressionne. Il a juste 13 ans, elle beaucoup plus que lui. Qu’attend-elle de lui ?

Le petit monstre actionne de nouveau une corde. 

Scène d’enfance, sur la plage. L’enfant va vers son père qui lit le journal allongé sur une chaise longue. L’enfant arrive derrière lui, et l’enlace. Geste du père qui dénoue les bras de l’enfant. Une fois, deux fois, trois fois. Réprimande sévère. L’enfant ne comprend pas, et tourne son regard vers la mère à côté. Celle-ci n’a rien vu.

L’homme est comme hébété, à chaque réminiscence imposée, il interrompt sa progression, mais il se remet en route, irrésistiblement attiré par le centre. 

Les parents se disputent devant l’enfant. Le ton monte, celui-ci finit par se lever de table et court s’enfermer dans sa chambre.

Il arbore, pour ses quatre ans, une magnifique paire de nouvelles chaussures. Ce jour-là, dans la cour de la maternelle, il laisse son amie, humiliée, à dix pas derrière lui alors qu’ils jouent comme tous les jours à se pourchasser. Il se retourne, très fier, jubilant de sa supériorité. Il est saisi : elle le regarde avec une telle expression d’humiliation qu’il se sent littéralement coupé aux chevilles : il a trahi leur magnifique entente.

« Ta grand-mère est morte ». Elle représentait l’amour et la tendresse pour lui, au sein d’une famille où les cœurs n’ont pas été habitués à parler. Il la veillera toute la nuit. Une femme lui dira : « ce n’est pas des morts qu’il faut avoir peur, c’est des vivants ».

Humiliation d’école, le directeur lui tire l’oreille le premier jour de classe, alors que tous les élèves sont réunis en rang pour la présentation. Injustice, ce n’est pas lui qui a jeté la boulette de papier !

Colonie de vacances. Il a 8 ans, peut-être 10. Il est la cible de tant de moqueries dans le dortoir de la colonie de vacances de la part des autres garçons, que la monitrice, émue, vient s’allonger à côté de lui sur son lit, ce qui lui vaudra le lendemain double ration de railleries.

« A chacun de tes anniversaires, je me disais « encore un an de gagné sur la mort » lui dit sa mère.

Plus tard, à l’âge d’homme. Ils pleurent, dans les bras l’un de l’autre : « Je t’aime, jamais plus je ne te quitterai ». Puis elle ajoute : « Un jour, je ne serai plus. Je serai un petit grain de sable ».

L’homme a péniblement poursuivi sa progression vers le petit monstre. Arrivé près de lui, il trébuche et tombe à grand bruit. Il est épuisé; éprouvé d’une fatigue qu’il ne connaissait pas. Il

Le monstre sursaute au bruit de la chute et voit enfin l’homme. Il prend peur, tremble, recule d’un pas, sans lâcher la corde qu’il tient, et reste figé.

L’homme se relève. Ces revécus l’ont remis en face et en chair au contact direct de souvenirs très douloureux qu’il avait éludés. Que de douleurs contenues dans tous ces épisodes de vie! Il n’était pas préparé à faire face à cette résurgence. Mais aussi, et curieusement, au milieu de cette souffrance, certains souvenirs tranchaient par leur atmosphère lumineuse. 

L’eau et la mer. Seul dans l’eau, grande félicité. Il aime la mer, il y restait des heures étant petit, il fallait l’extirper de force de l’élément liquide. 

Fenêtre aux volets ouverts, et la lune qui brille. Dans l’appartement familial silencieux, le petit garçon ne dort pas. Assis sur son lit, il regarde par la fenêtre et répète inlassablement la phrase « blanca esta la luna ». La lune est blanche…

La ferme, l’odeur des herbes dans le champ. Le goût des framboises et des mûres sauvages. 

Tout ceci n’a ni queue ni tête, et l’incohérence l’a toujours déconcerté autant qu’irrité. Il se sent totalement déstabilisé sur tous les plans de son être. Un rideau de fatigue cherche obstinément à lui fermer les yeux.

Mais sensiblement, il sent une colère qu’il ne connaissait pas monter en lui.

Colère de l’homme. 

On devine qu’il commence à avoir envie de malmener ce petit monstre, de s’emparer de lui, de le soumettre et de le réduire à l’impuissance pour qu’il cesse son manège. La colère croît, dans une montée irrésistible autant qu’absurde et disproportionnée, cédant la place à de la haine : c’est ce petit monstre le responsable, c’est à cause de lui que l’homme se trouve dans cet endroit dénué de sens, où il n’a pas demandé à venir, et où il est confronté à tous ces souvenirs ravivés contre sa volonté. 

Pourquoi lui ? Il n’a pas demandé à vivre cette douloureuse expérience !

Se débarrasser de ce monstre ! S’il le tue, c’en sera fini, et il pourra revenir à la réalité confortable qu’il regrette tant. Il veut revenir avant, dans le monde normal, c’est vital pour lui, s’il reste ici, il va mourir, il sent l’urgence de tout son corps : c’est le monstre ou lui ! Il va se saisir de ce monstre et le secouer, l’étrangler, le broyer, le tuer !!

Le monstre n’a pas tenté de s’enfuir. Il reste là, tremblant, frappé de stupeur, d’avance soumis à cet homme tellement plus grand et plus fort que lui. absurdement figé, il tient encore dérisoirement la dernière corde qu’il avait actionnée dans la main. Gros plan sur sa face déformée, ses yeux.

Le monstre sent ce qui anime l’homme désormais proche de lui à le toucher; il implore du regard la clémence de l’homme.

Insert sur les yeux de l’homme déformés par la haine. Il saisit le monstre de ses deux mains et commence à le brutaliser, le secouant par des mouvements violents.

Puis, brusquement, comme un coup d’épée au fond du crâne de l’homme, il voit : les yeux du monstre sont ceux d’un enfant.

D’un enfant triste.

En une fraction de seconde, l’homme s’immobilise. 

Sa colère tombe instantanément. Il est bouleversé. Des larmes envahissent ses yeux. 

Il cesse de brutaliser le monstre et doucement, ouvre les bras. Le monstre se laisse prendre dans les bras.

L’homme et le petit monstre dans les bras. Long moment. L’homme réconforte le petit monstre comme il le ferait avec un petit enfant; le monstre s’abandonne sur les épaules de l’homme et pleure doucement —avec des petits hoquets. L’homme pleure aussi, avec lui. 

Très long moment.

L’homme tient doucement serré dans ses bras le petit être. Ils pleurent doucement tous les deux. La caméra tourne autour d’eux. 

Le décor fait place à un paysage.

Longues tiges d’herbes caressées par le vent. Nature, lumière, soleil. Immensité caressante des ondulences vertes ployées par la brise. Aucune trace de présence humaine à perte de vue. La caméra continue de tourner autour d’eux. L’homme est tombé à genoux ; dans ses bras, le monstre a fait place à l’enfant qu’il était.

L’homme tient doucement l’enfant dans ses bras. L’enfant se calme, il a maintenant cessé de pleurer, l’homme aussi. L’enfant sourit, il est réconforté, heureux. L’homme aussi est heureux, ils rient tous les deux. Puis l’homme ouvre ses bras, détache doucement l’enfant de son épaule, et lui adresse un regard empreint d’un amour profond. 

Nulle parole échangée. Le regard de l’homme dans le regard de l’enfant semble lui dire « tu peux te détacher de moi maintenant, tu peux partir vivre ta propre vie ». 

L’enfant part en courant et en riant. La caméra se déplace avec l’enfant, le filmant de face en train de courir. Arrivé au sommet de la colline, il se retourne, jette un coup d’œil à l’homme loin derrière lui, agite son bras en signe d’adieu et disparaît, radieux. L’homme lui adresse un sourire d’adieu, lui rendant son geste, puis reste seul, assis dans ce paysage d’une grande beauté.

L’homme reste là un long, très long moment de recueillement, et de repos, presque une méditation. Il a allongé son corps dans l’herbe et regarde le ciel, les mains croisées sous la nuque.

L’homme est filmé d’en haut, la caméra se rapproche de lui pour finir par un plan rapproché sur ses yeux. Son expression est sereine, lumineuse, empreinte de gratitude. Une expression de Bouddha.

Mais peu à peu, la lumière s’efface, cède à la pénombre. 

Les yeux dans la pénombre.

L’homme est de retour dans la salle. La place du monstre est vide. Le centre est vide. Les cordes pendent, inertes. Un silence total règne dans le lieu. 

Puis quelques bruits étouffés, provenant d’un des angles de la pièce, se font entendre. 

L’homme se tourne et s’avance vers la source des sons. Une silhouette émerge de la pénombre. Un homme se tenant difficilement debout. Souffle haletant, respiration sifflante. Epuisé, il tient une corde dans la main. Son corps n’est que fatigue, usure, il n’en peut plus. 

Un très vieil homme, à l’expression de désarroi dans un regard rougi, voilé par l’eau amère d’une vie de lutte contre lui-même. 

Son père.

Plan large, l’homme s’avance, prend son père dans les bras, qui a lâché la corde. Long moment. Gros plan sur l’homme usé entouré de ses bras par l’homme plus jeune, plus fort que lui. Les deux hommes n’échangent pas une parole. 

Plan large. L’homme se tient debout, tenant son père dans ses bras. Il n’a pas remarqué. Il n’a pas vu : les sièges sont tous occupés.

Galeries de personnages sagement assis. La mère, les amis, les ancêtres, de loin en loin les cercles des connaissances, vivants et défunts, connus, imaginés ou entendus dire… Au fond de la salle, au dernier rang, à peine esquissés le temps d’un passage de caméra, des êtres de tous temps : chevalier, moine, paysan, nonne, prêtresse, chef de tribu, soldat de la grande guerre éternelle.

L’humanité intérieure de l’homme s’est donné rendez-vous sur ces sièges absurdes.

L’homme se tient debout, seul, le bout de corde que son père tenait dans la main pendant à ses côtés, puis se retourne vers son père. 

Son père n’est plus là. 

L’homme semble éprouvé de tout son être, mais quelque chose émane de lui, comme une très ancienne et très profonde paix. La sagesse des temps se lit sur son visage. Il saisit la corde abandonnée par son père.

Plan sur le premier rang des fauteuils.

La vieille dame assise. Habillée sobrement, maquillée et apprêtée avec soin. Très digne. Orgueilleuse. Respectée.

Sa mère.

Elle se lève avec peine de son siège et se dirige vers la scène, suivie silencieusement du regard par tous les autres spectateurs, ainsi que par l’homme qui la remarque enfin. Elle parvient à une place qu’elle juge satisfaisante, ancienne place du petit être. Elle n’a pas jeté un regard à son fils. De là, elle se redresse, très digne, et s’empare d’une corde. Puis elle se tourne enfin vers son fils et le regarde. 

Elle regarde enfin son fils qui la regarde à son tour.

Gros plan sur le regard de la vieille femme, dans lequel on lit comme une attente, une demande qui ne se dirait pas. 

Long moment. Lentement, très lentement, elle lâche la corde qu’elle tient, qui tombe mollement au sol. 

Puis, sans plus regarder l’homme, elle se retourne et s’éloigne dans la pénombre.

L’homme reste seul debout, la corde à la main.

Cadrage serré sur le regard de l’homme.

Son regard se perd dans la pénombre. 

Noir.FIN