Qui se souvient du « coup d’Agadir » ? Un épisode de grande tension diplomatique entre la France et l’Allemagne qui faillit déclencher, trois ans plus tôt, la première guerre mondiale ? Qui se déroula ici, dans cette même baie, où désormais le touriste européen chasse la jeune prostituée et où il est chassé pour son argent; où tout le monde déambule son téléphone portable à la main, où les rêves, les vêtements et les slogans imprimés sur les tissus sont les mêmes que dans n’importe quelle autre capitale du monde. Ceux qui cherchent un sens à l’histoire doivent avoir bien du mal ici…
A l’issue de ce coup d’Agadir, la France, l’Angleterre et l’Allemagne se partagèrent un peu plus l’Afrique. Tu me laisses le Maroc, je te donne le Kameroun… Un repas pantagruélique réunissant émissaires, plénipotentiaires, hommes politiques et représentants de l’armée; de fines liqueurs dégustées dans les vapeurs de cigares rares, de dociles et zêlées servantes chargées d’assouplir les positions adverses même les plus rigides : derrière les conférences et réunions où chacun joue à fond son rôle et pousse son antagonisme jusqu’à la caricature, c’est certainement ainsi que s’est décidée et perpétrée la main-mise de l’occident sur l’Afrique. Entrainant la soumission, domination et négation non seulement de peuples mais de civilisations entières. Et de tant de richesses…
Je discute avec les marocains. Depuis 50 ans, le pays est devenu indépendant, mais la colonisation continue.
Elle est dans le contrôle des richesses du pays par de gigantesques conglomérats industrialo-financiers occidentaux. Elle est dans ces enclaves que les espagnols ne lâcheront pas, au nord du pays, et qui leurs donnent accès aux eaux poissonneuses de la côte. Elle est dans les fusils des militaires patrouillant en bord de mer à la sortie de ces palaces pour touristes argentés, dont le Club Med, bien évidemment. Elle est dans ces hommes représentants d’une très ancienne tradition spirituelle jouant des musiques sacrées pour accompagner les vacances et agapes des cadres supérieurs stressés et de leurs familles. Elle est dans ce différentiel de salaire de 1 à 6 entre salariés marocains et français dans ce Club, que les niveaux de compétence et de responsabilité ne sauraient justifier. A engagement égal, le salarié marocain est payé au sic marocain, et le français au sic français (et l’espagnol au sic espagnol ; à quand une législation internationale qui oblige à prendre comme référence la fiscalité de l’employeur et non celle de l’employé ?) Enfin, elle est dans ce persistant brouillage des esprits qui nous fait encore entendre très sérieusement, parfois même de la bouche des marocains eux-mêmes : « Ah les fameuses gentillesse et hospitalité du marocain », comme le nègre avait son large sourire bon enfant.
Je ne suis pas concerné par les fiertés nationales, mais par les dignités des peuples oui. Si j’étais Marocain, et plus largement fils d’Afrique, je serais un fils en colère. De même si j’étais fils d’Asie, ou fils d’Océanie, ou fils de Natives, et tant d’autres. Je serais un fils en colère, mais j’essaierais de trouver la voie d’expression et de libération de cette énergie de colère, pour en faire quelque chose de constructif et ne pas m’emprisonner dans les geôles de la revanche. J’essaierais de donner un sens à l’histoire de mon peuple soumis. Peut-être est-ce facile à dire quand on a été – et qu’on est parfois encore – tant assujetti.
La question de l’économie post-coloniale est extrêmement complexe, et ma simple analyse ne saurait prétendre à en faire le tour. C’est pourquoi vient maintenant la caravane des Bien sûr…